Yvette Théraulaz
Mise en scène Philippe Morand
Avec «Maison de Poupée», Philippe Morand crée un spectacle exceptionnel. Quel jeu ! Le public romand avait déjà ovationné le tandem Philippe Morand Yvette Théraulaz dans un «Emilie ne sera plus jamais cueillie par l'anémone» inoubliable. Et voici que le metteur en scène et la belle comédienne réunissent à nouveau leurs talents dans «Maison de poupée», du Norvégien Ibsen, en création ces jours au Poche à Genève. On s'attendait à un mets délicat, et c'est tout simplement à un festin royal auquel les amateurs de théâtre sont conviés.
On n'a longtemps retenu de la pièce que son audace, nous sommes en 1879, à brosser le portrait d'une épouse qui abandonne mari et enfants, parce que la communication est impossible. On y voyait un esprit féministe avant l'heure, un intrépide rejet de valeurs sociales étouffantes. Comme Philippe Morand nous la conte, «Maison de poupée» n'est plus l'histoire d'une femme, mais avant tout celle - très actuelle d'un couple qui ne sait pas s'aimer. Si Nora est la poupée de son mari, Helmer n'est que le pantin mou et désarmé des lois toutes-puissantes qui régissent le mariage, la carrière, la fidélité.
La colère ordinaire Excellent dans ce rôle ingrat, Pierre Banderet rend au début son personnage haïssable. Puis, progressivement, il devient touchant à ne pas pouvoir se délivrer de son carcan d’égoïsme ignoble. Plus qu'un monstre obtus, Helmer est un ignorant. Ses excès d'autorité font froid dans le dos, ses remarques cinglantes sont d'une justesse de ton effrayante. Là où beaucoup d'autres pèchent par excès de zèle, Banderet Joue la colère ordinaire avec une rare intelligence. Pour sa part, Yvette Théraulaz - qui vient d'être auréolée d'un prestigieux prix de la Fondation vaudoise pour la promotion et la création artistiques - brille encore et toujours. En épouse écervelée d'abord, en individu conscient qui part s'épanouir sous d'autres cieux enfin. «Maison de poupée» est un spectacle sans débordements visuels, qui repose sur une lecture respectueuse d'Ibsen et la qualité de tous les comédiens.
MAISON DE POUPEE
mise en scène Claude Stratz à la Comédie de Genève
« Le pain dur » admirablement servi, à La Comédie de Genève, par Claude Stratz et des comédiens de premier ordre. parallèlement, d'importants suppléments aux œuvres complètes enrichissent la connaissance du grand poète-dramaturge. Un préjugé tenace accrédite. l'image d'un Claudel rasoir et ronflant, plus ou moins réactionnaire et par trop papomane, qui n'aurait en somme plus rien à nous dire. Or plus le temps y va de son tamis, et plus s'impose l'évidence que le verbe et la pensée du poète, autant que les thèmes et les personnages du dramaturge, loin de tomber en poussière, conservent une extraordinaire vitalité.
Sans doute Claudel peut-il apparaître comme un monstre pachydermique chez qui le pire et le meilleur cohabitent. Ecrabouilleur magistral, on se rappelle sa dureté envers sa pauvre sœur Camille, et père affectueux, ses lettres à son fils Henri en témoignent, mandarin couvert d'honneurs et poète capable de rendre toute la gamme des sentiments humains, Claudel incarnait par excellence la complexité humaine et ses contradictions. C'est aussi qu'à l'opposé du lettré dans sa tour d'ivoire, Claudel le terrien était de la race des bâtisseurs, curieux de tous les aspects de l'industrie humaine, préférant l'action à l'introspection vague, convaincu que l'argent seul ne peut nourrir l'homme, que le progrès ne va pas sans autolimitation, que l'individualisme est une mauvaise religion.
Dans «Le pain dur», pièce balzacienne constituant la partie centrale du triptyque ouvert avec «L'otage» et conclu par «Le père humilié», Claudel brosse un tableau féroce du nouveau monde sur lequel règne le roi bourgeois Louis-Philippe. Parangon de l'époque, le révolutionnaire Toussaint Turelure chante désormais la Propriété et la Légalité, transforme l'ancien monastère cistercien des Coufontaine en fabrique de papier et liquide ses terres avec la complicité du père de sa maîtresse Sichel, l'usurier juif Habenichts, tandis que son fils Louis nourrit lui-même des visées colonialistes en Algérie. Au thème balzacien de la mutation sociale se combine en outre celui de l'affrontement œdipien entre père et fils, lequel aboutit à un parricide quasiment humoristique. De fait, c'est de trouille que le formidable Turelure passe de vie à trépas tandis que son fils Louis-Napoléon le braque avec des pistolets qu'il croit à tort chargés à blanc. Et pourtant rien de facilement mélo dans ce drame où chaque personnage joue' son va-tout avec la dernière intensité.
Loin de se borner à une critique moralisante du capitalisme en expansion, Claudel nous fait sentir, de l'intérieur, que l'élan de ses protagonistes participe d'une grande force collective. Certes les motifs de la patriote polonaise Lumîr, campée avec une parfaite netteté par Nathalie Lannuzel, semblent-ils plus nobles que les manigances purement égoïstes des autres personnages. Mais de même qu'il montre Lumîr prête au meurtre, Claudel nous fait presque sympathiser avec Turelure père, dont Laurent Sandoz rend merveilleusement le jeu désarticulé de despote cauteleux, féroce et lâche, jouisseur et bouffon, et fils, d'abord veule canaille à l'essai, comme l'indique subtilement Jean-Philippe Ecoffey, puis se révélant aussi puissant salopard que son paternel, comme il laisse entendre que le besoin de possession de la juive Sichel (à laquelle Yvette Théraulaz prête sa présence véhémente et blessée) s'est développé à proportion de son perpétuel déracinement et des humiliations subies.
Si «Le pain dur» n'a rien d'une pièce à thèse, avec moralité finale à l'appui, c'est cependant un froid luciférien que jette la dernière réplique de Louis, après qu'il a consenti à épouser l'ex-maîtresse de son, père, héritière du magot. Désignant, le crucifix relégué dans un coin de ! L'affreux décor, autre réussite signée Denis Fruchaud, le semi-parricide exige qu'on ôte «cette horreur» de sa vue, non sans en vendre le bronze à son nouveau beau-père, au poids. Mauvaise affaire que ce crucifié désaffecté. Mais de plus juteuses transactions attendent heureusement l'usurier Habenichts Roland Sassi, remarquable lui aussi, Turelure fils et Sichel, désormais associés en trio d'enfer... Tout cela que Claude Stratz détaille avec autant de discrétion que de rigueur, de sensibilité aux inflexions du texte, un Claudel sobre à vrai dire, que de vivacité, simplement «comme c'est», autant dire terrible...
Mise en scène Philippe van Kessel
Gorki, le romantique social. «Les Estivants» captent une atmosphère, une sensibilité humaine et sociale dans un cadre de «solitude communautaire» Dans une datcha aux alentours d'une ville, un groupe de petit bourgeois passe l'été. Nous sommes en 1904, dans une Russie parcourue de frissons et de questions. Mais ces gens-là vivent un peu hors du monde, dans un quotidien fait d'oisiveté et de désarroi, même si les courants de l'époque viennent parfois troubler leur belle indifférence. Certains ne sont pas sans s'interroger. Ainsi s'écoule, jusqu'à l'éclatement final, Les Estivants de Maxime Gorki, que l'Atelier Sainte-Anne de Bruxelles présentait vendredi et samedi soir au Théâtre Crochetan, à Monthey. Hélas, seules dates en Suisse romande de ce beau spectacle.
Cette pièce s'inscrit dans la deuxième période de l'œuvre de Gorki, celle où délaissant les vagabonds et la grandeur romantique de la Très Sainte Russie, et avant ses grandes fresques d'inspiration autobiographique, il s'intéressa aux thèmes sociaux et politiques de son époque. Romancier, nouvelliste, poète, il écrivit aussi des pièces, dont les plus connues restent Les Petits Bourgeois et Les Bas-Fonds, qui justement traduisaient la sensibilité russe nouvelle, celle qui en un premier temps conduisit aux révol- tes de 1905. Moins célèbre, Les Estivants date aussi de cette période (1904).
L'intérêt de cette œuvre est qu'elle évite le péché de la thèse. Il s'agit plutôt, ici, de capter une atmosphère, une sensibilité humaine et sociale, dont le romantisme n'est d'ailleurs pas absent. Le fait de regrouper des petits bourgeois (classe alors récente en Russie) dans une datcha tend à les isoler du reste du monde. Cette «solitude communautaire» va exacerber les doutes et les contradictions de chacun, va favoriser les intrigues amoureuses et les conflits de personnalités. Tout cela, bien sûr, sous couvert d'insouciance et de villégiature.
Le déchirement russe Mais, touche après touche (car la pièce est organisée en séquences d'une surprenante modernité), la situation évolue, de manière inexorable, vers un éclatement du groupe. Alors les masques tombent, l'hypocrisie et la médiocrité sont fustigées. A partir de cette explosion, on comprend que rien, plus jamais ne sera comme avant, qu'on est entre en rupture, dans un état de réconciliation impossible. Les Estivants, c'est l'âme russe déchirée, c'est le moment même de ce déchirement, rendu de manière métaphorique au sein d'un groupe, mais qui en fait, touche le siècle dans son entier. Toutefois, le mot ultime ne sera pas une exaltation de la révolte, ni une condamnation sans appel de certaines classes. Non. Gorki avait plus de finesse : il fait relever à l'un de ses personnages que rien ne changera jamais. Pérennité des comportements humains.
Ce texte offre une superbe matière théâtrale: par son découpage, par sa retenue sur le passé et l'avenir des personnages, par sa chorégraphie des sentiments. On est en plein dans l'instant. C'est avec quoi joue la version de l'Atelier Sainte-Anne. Pour sa mise en scène, Philippe van Kessel est allé, avec finesse et des moyens épurés, au bout de l'émotion. Il existe d'ailleurs une belle cohérence entre les différentes composantes de cette réalisation: le décor de Claude Lemaire (un peu désolé, presque hors du monde et du temps), le jeu des comédiens (parmi lesquels, admirable, Yvette Théraulaz) ou la musique de Jean-Yves Bosseur. Il n'y a pas d'ironie, aucune fausse note, mais une sorte de lenteur, de langueur, qui permet de mieux appréhender le bal des êtres entre eux.
A noter encore que ce spectacle (on pourrait parler d'un théâtre de la sensibilité) est accompagné par un remarquable programme, édité par l'Atelier Sainte-Anne. Des dizaines de pages de texte, de documents et de photographies : un effort que l'on aimerait rencontrer plus souvent dans nos salles.
Les Estivants de Gorki / Extrait
Mise en scène Joël Jouanneau
Rarement le théâtre nous donne quelque chose d'aussi beau. Les Enfants Tanner, du Suisse allemand Robert Walser, adapté par Joël Jouanneau et Jean Launay, mis en scène par Joël Jouanneau, Création festival d'automne au théâtre de la Bastille, théâtre à l'état pur. Une scène vide, juste la place de jouer. Autour, des toiles peintes. Arbres, montagnes, ciel. Faits un peu à la va-vite, sans insister. A ce moment, l'écoute et la vue de notre vie sont déblayées. Et notre for intérieur se retient à deux filins : une voix, une apparition.
Une voix. Les Enfants Tanner, c'est la voix de Robert Walser, l'une des grandes voix que nous sommes à même d'entendre. Et, quelle chance, « passée» en français par un traducteur inégalable, Jean Launay. Plutôt qu'un traducteur il fait penser à un « passeur », en effet: dans sa barque, il fait monter le poète et le conduit sur l'autre rive. En douceur, sans moteur, et même sans voile. A la main, avec une branche qui effleure l'eau. D'un langage à l'autre.
Par moments, un écran de tuille transparent qui permet à des sources de lumière - lampes, bougies - de changer l'image des acteurs (ils sont sept, trois femmes et quatre hommes). Visions nettes, puis silhouettes indécises, ombres la nuit sur le mur de la chambre, traces d'un rêve ou le jet brusque d'une tuile réelle, d'un tourment. L'irradiation de cette soirée repose néanmoins sur le maître d'œuvre, le metteur en scène Joël Jouanneau. Il est le contraire d'un metteur en scène de gros décor, de gros tambours, de grosse affiche, de gros tapage. Il est .un vrai grand magicien de théâtre médité, sensible, sincère, de théâtre voyageur et contagieux.
Ses toiles peintes, ses lampes à alcool, ses apparitions et ses ombres, ses aveux déchirants ou consolants dans la nuit, savent, par le seul don d'artistes et d'acteurs, peupler vingt mètres de planches de tout un univers d'existences espérées ou anéanties, ou qui ont tout usé, à la longue, à force. Tout cela jeté aux fibres par des gestes de mains, des éclats, par ces étincelles d'échanges entre des comédiens et des auditoires qui sont venus ce soir, chercher quoi?Dans une neige d'un bleu éternel. Joël Jouanneau met en scène « les Enfants Tanner» de Robert Walser: du théâtre pur.
Et les acteurs: Philippe Demarie, généreux, inspiré, casse-cou, enchanteur - conteur - funambule, alter ego de Tanner, météorite inadaptable; Marief Guittier, image, semble-t-il, d'une sœur de Walser, actrice d'une réserve violente, exprimant d'une seule blancheur, d'un seul abîme crispé, l'obéissance d'une vie et l'insurrection de quelques bouffées d'air volées; David Warrilow, dont l'art d'acteur a la précision, l'invention, la fièvre, l' « orient», de telles planches de Rembrandt, de Goya, - la voix de viole de gambe en plus; et Yvette Théraulaz, d'une rare élégance intérieure à manifester des instincts, des élans; et Christian Ruché, Michel Raskine, Virginie Michaud.
Chef de troupe Jean-Louis Hourdin / création collective.
Au lendemain de la première de « Hurle France », donnée dans le fief des Fédérés, Hérisson, ce ravissant village de l'Allier, Jean-Louis Hourdin ne savait pas très bien si son spectacle était réussi. A la limite, même si, dès le dernier applaudissement enfui dans la nuit de l'Aumance, en félicitant ses comédiens, il avait déjà signifié tel passage à raccourcir, tel mouvement à changer, " problème de Jean-Louis Hourdin n'était pas que «Hurle France» soit un succès ou non, mais que l'incroyable expérience ait marché.
Funambule du théâtre, adorant tenter le diable, mais humaniste au grand coeur, Jean-Louis Hourdin, metteur en scène, aime les paris un peu fous. Celui de « Hurle France » l'était complètement, il en fallait plus que ça pour empêcher l'homme de théâtre d'essayer de rattraper son rêve : faire jouer ensemble trente-cinq artistes venus du théâtre, du café-théâtre, de la danse, de la musique, de la chanson. « C'est un fantasme, la poursuite d'une utopie », commente Hourdin. C'est aussi un spectacle étonnant, formidable d'énergie, de violence, d'émotion et d'humour. A sa façon, Jean-Louis Hourdin, qui porte officiellement pour «Hurle France» le titre de chef de troupe, a voulu marquer le bicentenaire de la Révolution, réinventer la démocratie en matière théâtrale comme un reflet de la vie courante. «Le but était, explique-t-il, de montrer qu'à la scène il n'y a pas d'art mineur, que tous les hommes et les femmes sont égaux, de créer sans qu'il y ait de hiérarchie mais collectivement».
Embarqués par le délire maîtrisé de Jean-Louis Hourdin, tous les artistes contactés ont dit banco. Il est vrai que le comédien metteur en scène du G.R.A.T. les connaissait tous et, avait déjà travaillé avec nombre d'entre eux à moins qu'il n'ait rencontré les autres à «La Soupe aux Choux» de Bourges. Une aventure à haut risque que de faire travailler ensemble tant de personnalités aussi affirmées, individualistes par l'essence même de la scène. «J'étais persuadé qu'ils se barreraient dès les premiers jours, confie Jean-Louis Hourdin, et puis tout a fonctionné parce que tous ont compris l'expérience et qu'ils sont des amoureux de la scène, du spectacle».
Un spectacle en évolution C'est dans un petit village du Maçonnais que la troupe a travaillé pendant deux mois sur le principe d'ateliers par thème et d'improvisations, récriture étant bien sûr au rendez-vous pour les artistes. Mais auparavant chacun d'entre eux avait donné aux autres un spectacle d'une heure, une façon comme une autre de se découvrir et de se connaître. Travaillant sur le silence, l'oppression, le rire, etc., ils ont écrit des textes par groupe et quelquefois individuellement, fait des chansons, imaginé des situations. « Nous avons sacrifié des trésors de création, dit Jean-Louis Hourdin, mais il fallait resserrer au maximum pour que « Hurle France » ne soit pas un spectacle trop long ». Pourtant, jusqu'au dernier moment, même après le dernier filage, rien n'était arrêté. Durant les répétitions, il n'était pas rare de supprimer purement et simplement un passage de la veille ou de le changer radicalement. Du coup, « Hurle France » est une création en constante mutation, même si après la première il sera forcément un peu figé dans la forme qui lui a été donnée.
Mais la belle aventure de la création et de la démocratie de l'art, l'utopie réussie de «Hurle France» s'arrêtera le 4 août avec la représentation donnée dans le cadre des Ballades à Bourges. Impossible en effet de tourner un spectacle aussi lourd en nombre de comédiens. Et le relatif éphémère de la création trouvera aussi là un joli symbole.
Mise en scène Philippe Morand au Théâtre de Poche à Genève
Yvette Théraulaz joue la Reine à la comédie de Genève puis à Vidy. Mise en scène André Steiger, coproduction CDL-Comédie. Photo Daniel Vittet
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